Episode 1 - Vaste chantier
Ce récit fait partie d’une suite de micro-romans imaginés par Guy Turner pour vous inviter à repenser la déconstruction et les raccourcis sexistes que nous pouvons observer dans des réflexions quotidiennes.
Il est 7h30 et alors que la ville se réveille doucement, Rémi, comme tous, se rend sur son lieu de travail. Malgré la musique qui le berce dans son trajet quotidien, ce matin il n’a pas pu s’empêcher de remarquer tous les regards portés sur sa jeune voisine de trajet. Après 5 stations de métro il avait arrêté de compter tant l’exercice et ce qu’il observait le désespérait.
Et alors qu’il arrivait sur le chantier, Rémi se demandait pourquoi il n’avait rien fait, pourquoi il avait regardé l’air de rien comme tous les autres. Il s’était rendu compte après coup (comme toujours) à quel point l’inaction parvenait à ancrer ces moments comme quelque chose de banal dans la conscience collective.
Rémi venait d’être embauché en tant que conducteur de travaux sur un gros chantier de rénovation de bureaux dans Paris. Il sortait des études et pour lui le chantier était avant tout ce lieu extraordinaire, d’invention et de prouesse technique, au sein duquel l’intelligence collective était mise à contribution pour faire grandir la ville. En bref, il était jeune et naïf, et dans cet acte de naïveté il n’avait bien entendu jamais conceptualisé la réalité humaine et sociale d’un chantier.
Il est 8h et Rémi fait son arrivée dans les bureaux de chantier. Dans sa mission il va bosser avec Laetitia, conductrice de travaux principale, sous la gouvernance de Jean-François directeur de travaux sur le projet.
Tout le monde est au café lorsque Rémi arrive dans la « salle de réunion ».
_ Bonjour tout le monde, je suis Rémi le nouveau conduc’
[ … ]
_ On ne t’a pas dit que les nouveaux arrivants apportaient les croissants ?
Confus, Rémi ne sait plus où se mettre, et alors qu’il envisage de rebrousser chemin pour trouver la boulangerie la plus proche, Laetitia coupe court :
_ Hahaha, merci Anthony pour cet accueil chaleureux. Tu veux un café ? … Rémi c’est ça ?
_ Euh… oui, merci, je veux bien
_ Bon, moi je vais bosser ! c’est pas le tout de siroter des cafés dans les bureaux mais on a du béton à couler. S’empressa de grogner Anthony.
Rémi avait vite compris qu’il s’agissait du chef de chantier, titre honorifique qui prenait ici tout son sens tant le bonhomme se donnait des airs de général.
Tâchant de faire fi de ces débuts musclés, Rémi but rapidement son café en faisant bien attention de ne pas avoir l’air de le « siroter ». Il ne voulait pas faire de vagues, il était là pour observer et apprendre.
Derrière ce rire jaune, qui sonnait comme un cri étouffé dans un coussin, Laetitia semblait quant à elle extrêmement bienveillante et chaleureuse. Peut-être même trop se dit Rémi sur le coup, se reprochant immédiatement la tristesse d’une telle pensée. Comment pouvait-on être trop bienveillant ? Rémi comprit rapidement que pour se faire une place dans le monde du chantier, la bienveillance n’était pas toujours de mise. D’autant plus lorsque l’on est une femme.
Laetitia portait les cheveux courts, à la garçonne comme le disait cette affreuse expression genrée, et contrairement à beaucoup d’autres femmes chez qui cette longueur pouvait être remarquablement belle, chez elle Rémi avait le sentiment qu’elle n’était que le reflet d’un certain mal-être. Il comprendrait plus tard que cette coupe de cheveux n’était que la partie émergée de l’iceberg.
_ Rémi, je te laisse prendre tes marques dans les bureaux et on se retrouve dans 30 minutes je dois aider Jean-François à prendre en main la plateforme de gestion documentaire. Il est nouveau lui aussi.
_ Ok, ça roule pour moi, merci Laetitia
Rémi n’avait rien montré de son étonnement. Il pensait que Jean-François était depuis longtemps dans la boutique étant donné le poste qu’il occupait pour son jeune âge. Proche de celui de Laetitia aurait-il parié. Il savait également que Laetitia, elle, travaillait depuis presque 10 ans dans l’entreprise et pourtant elle n’avait pas encore eu de chantier sous sa direction.
Alors que Rémi s’installait tranquillement sur ce qui semblait être son poste de travail, entre le photocopieur et le calendrier délavé de Clara Morgane, Anthony déboula furibond dans les locaux. Il semblait pris de court, Rémi était inquiet et s’empressa de demander :
_ Tout va bien ? Un accident ?
_ Mais non le bleu ! Pire, une visite surprise de la direction !! Ils sont là dans 20 minutes.
… une visite surprise ? Rémi se retint à nouveau, cette fois-ci de rire, il venait de retomber au collège et on lui collait une interro surprise dès le premier jour. Quelle veine !
En plus de la surprise et de l’amusement que provoquaient chez lui la vision d’Anthony, qui, quelques minutes auparavant faisait étalage de la panoplie complète du gros dur, se transformer soudainement en petit élève anxieux ; l’incompréhension le saisissait.
Sans plus de temps pour comprendre les travers psychologiques qui auraient pu expliquer un tel revirement de comportement, Laetitia fit son entrée dans les bureaux. Donnant rapidement (vaguement ?) l’impression à Rémi d’une mère qui s’occupait de son enfant terrible.
S’ensuivit un rapide tour de chantier pour effectuer les dernières vérifications avant l’arrivée de l’archange Gabriel et de sa kyrielle de sbires. Juste le temps pour Rémi de réaliser à nouveau le peu de considération que portaient certains ouvriers de chantier aux femmes, l’amenant à constater que pour les mêmes consignes – les siennes, illustre inconnu et petit nouveau du chantier, mais homme, et celles de Laetitia – les résultats obtenus étaient loin d’être les mêmes.
Mais elle avait l’habitude de ne plus obtenir gain de cause, et le fait qu’on ne l’écoute pas devenait petit à petit quelque chose de normal pour elle.
Là encore, Rémi n’avait pas une seconde pour y réfléchir davantage, et au moment où ils rejoignaient Anthony à l’entrée du chantier, M. Dumont et sa clique arrivaient tout juste.
La petite troupe d’une quinzaine de personne ne respirait pas vraiment la diversité, et Rémi s’était imaginé un remake pour jeunes retraités de « Matrix » croyant voir, de loin, l’agent Smith et ses copains à la recherche de Néo qui se serait égaré sur leur chantier. Douze hommes, blancs, costards, cravates, 4 rouges, 5 noirs, 3 grises (pour les cravates), tous entre 55 et 65 ans.
_ Bonjour ma petite… Lorraine !?
_ Laetitia monsieur.
_ Ah oui, Laetitia, pourrait-on commencer par un petit café avant de faire le tour ? lui demanda-t-il, accompagnant le geste à la parole, la main posée « amicalement » sur le bas de son dos… Elle se raidit si fort, que sa réponse ne vint qu’après un court moment.
_ Euh, oui bien sûr, les bureaux sont par ici je vous laisse me suivre.
Voilà qui n’aiderai pas Laetitia dans sa quête de confiance en elle, se disait Rémi qui commençait à développer une certaine tristesse personnelle pour elle.
_ Ahhh, le voilà, le « grand » Jean-François, comment vas-tu ?? s’écria M. Dumont.
L’accolade joviale laissait supposer qu’ils se connaissaient bien, même si ce jeu de familiarité semblait être un stratagème classique des classes dirigeantes (que l’on retrouvait également chez les politiques) pour feindre une proximité avec leurs salariés, jusqu’aux « simples » ouvriers, et une attention spéciale à leurs conditions de travail. De son point de vue Rémi trouvait l’exercice quelque peu grotesque tant il manquait de sincérité.
_ Bien Monsieur Dumont, merci !
_ Comment va ton papa ? Tu lui passeras le bonjour de ma part !
Voilà qui rendait les choses un peu plus claires pour Rémi, il était évident qu’une telle organisation patriarcale ne se mettait pas en place d’elle-même ou par le hasard de quelques embauches. Il fallait pour cela la maintenir et l’entretenir depuis le haut.
A mesure que la visite avançait, Rémi eut plus de temps pour réfléchir, derrière le cortège des chefs à plumes. Il avait beaucoup lu au cours de ses études sur l’histoire de la construction, et le chantier qu’il avait devant lui semblait inlassablement le renvoyer au constat d’un monde figé dans ses habitudes, dans ses pratiques et dans ses rapports humains. Le béton avait plus de 100 ans et les progrès technologiques avaient donné lieu à de grandes découvertes, pourtant ce chantier, comme les autres, avait quelque chose de quasi ancestral. « Pourquoi faire différemment ? on a toujours fait comme ça ! » était une phrase qu’il s’apprêtait à entendre beaucoup, hélas. Une phrase qu’il pourrait entendre dans la bouche de M. Dumont si un jour son comportement à l’égard des femmes était questionné…
À la fin de cette première journée, alors que ce constat résonnait encore fortement dans son esprit, Rémi se dit que tout compte fait … il y avait davantage à déconstruire qu’à construire sur ces chantiers.