« Être un homme, quoi qu’il en coûte ? » – discussion avec Lucile Peytavin

Être un homme, quoi qu’il en coûte ?

Lucile Peytavin est historienne et autrice. Dans son premier essai, « Le coût de la virilité », elle calcule ce que coûtent les comportements virils des hommes à la société. On a échangé avec elle.

Pourquoi est-ce que tu as décidé de travailler sur la virilité ?

Les femmes se battent beaucoup et depuis longtemps pour avoir les mêmes droits et la même place que les hommes dans la société. Je me suis rendue compte que, du côté des hommes, il y a beaucoup de blocages vis-à-vis de ces combats. Souvent, le féminisme est un concept qu’ils rejettent parce qu’ils se sentent visés. Donc j’ai cherché à savoir d’où venaient ces blocages, et le thème de la virilité s’est imposé.

Cette idée de devoir être le plus fort et qu’il faut dominer son environnement et les personnes autour de soi, elle découle des valeurs viriles qu’on inculque aux garçons dès leur plus jeune âge. Aujourd’hui encore, ces valeurs définissent ce qu’est « être un homme » dans notre société. C’est pour ça que je suis persuadée qu’en déconstruisant la virilité, on déconstruit aussi les comportements de domination, agressifs et sexistes des hommes.

Dans ton livre, tu calcules ce que coûtent, chaque année, les comportements virils à la société. Comment est-ce que tu t’y es prise ?

Je suis allée fouiller dans les statistiques et les données officielles, et ce que j’ai constaté, c’est que l’immense majorité des responsables de délinquance, de criminalité et de comportements à risques sont des hommes.

Selon les chiffres des ministères de la Justice et de l’Intérieur, les hommes représentent aujourd’hui 80 % des personnes mises en cause par la justice et 90 % des personnes condamnées par la justice. La population carcérale française est quant à elle à 96 % masculine.

Par ailleurs, les hommes sont surreprésentés dans tous les types d’infractions, notamment les plus graves : ils sont 99 % des auteur.e.s de viols, 84 % des  auteur.e.s d’accidents mortels de la route, 86 % des  auteur.e.s d’homicides et 97 % des  auteur.e.s d’agressions sexuelles.

Tous ces comportements ont des conséquences et des répercussions financières. Il y a les frais de justice et de services de santé, mais aussi le coût humain : souffrances physiques et psychologiques, perte de productivité, destructions de biens… À partir des taux de responsabilité des hommes et des taux de responsabilité des femmes, j’ai additionné tous ces coûts et j’ai calculé ce que j’ai appelé « le coût de la virilité ». Ce coût de la virilité, c’est un surcoût qui correspond à ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme des femmes. Il s’élève à 95,2 milliards d’euros par an. C’est colossal, puisque c’est à peu près équivalent au déficit annuel du budget général de la France.

Face à ce constat, tu affirmes qu’il faut déconstruire l’éducation genrée que reçoivent les enfants afin de gommer les différences que notre société fait aujourd’hui entre hommes et femmes. 

Oui. Il faut déconstruire la notion de virilité. Il faut une éducation égalitaire, qui éradique cette notion du plus fort, cette violence qu’on trouve dans l’éducation des garçons. 

Les hommes ne sont pas violents, agressifs et dominants par nature. La science, que ce soit la neurobiologie ou même la paléo-histoire, montre qu’il n’y a rien de physiologique ou de biologique : c’est une construction culturelle. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut donc la déconstruire. 

Si on regarde du côté des sciences de l’éducation, on s’aperçoit que de nombreux mécanismes, conscients ou inconscients, participent à une acculturation des garçons à la virilité dès les premiers jours de leur vie. On a des contacts beaucoup plus toniques avec les garçons qu’avec les filles, donc on valorise leur force physique. On est aussi beaucoup plus permissifs avec les garçons, dans le sens où on sanctionne beaucoup moins leurs comportements perturbants. Tous ces mécanismes sont très bien identifiés par la sociologie et créent un terrain favorable à la violence.

En parallèle, on éduque les garçons au fait que le féminin est méprisable. Par exemple, lorsqu’ils sont petits, si on les compare aux filles, c’est pour leur dire qu’ils courent « comme des filles » ou pleurent « comme des filles ». Ce qu’ils apprennent, c’est que les filles, le féminin et les femmes ont moins de valeur. C’est ce qui crée du mépris et des comportements sexistes.

Cette éducation joue aussi un rôle dans le harcèlement que subissent les femmes, car ces dernières sont bien souvent considérées comme des objets sexuels, alors que la sexualité des hommes est extrêmement valorisée. Ça pose des problèmes en termes de harcèlement et de non-respect du consentement. C’est aussi lié à la notion de virilité.

Quel message veux-tu faire passer à travers cet essai ?

Ce que je veux, c’est qu’à travers l’argument financier – qui est un argument nouveau parce que c’est un travail qui n’avait jamais été fait auparavant – on prenne conscience des conséquences extrêmement néfastes, pour toutes et tous, des comportements des hommes qui découlent de cette notion de virilité.

J’espère qu’avec ce nouvel outil, on va ouvrir les yeux sur ces comportements systémiques et faire un gros travail sur l’éducation et les valeurs qu’on transmet aux garçons. 

« Tu suces après la sodomie ? »

"Tu suces après la sodomie ?"

Ce mois-ci, on a discuté avec Valentine et Julia. Elles ont 24 ans et 26 ans, elles sont peintre en bâtiment et ingénieure et exercent ce que beaucoup considèrent encore « des métiers d’hommes ».

Lorsqu’on lui demande ce qu’elle compte « faire » de sa vie, Valentine opte pour une troisième professionnelle qui lui permet de découvrir tous les métiers du bâtiment. Trois ans plus tard, elle passe un bac professionnel Aménagement et finition du bâtiment. « Avec ce bac, tu es censé.e pouvoir gérer 10 à 20 salarié.e.s : des plaquistes, des peintres, des carreleur.euse.s. Tu gères tout : les revêtements muraux, les sols, les plafonds. Tout, sauf la plomberie et l’électricité. », précise-t-elle.

" te mets pas à quatre pattes, c'est comme ça qu'on tombe enceinte. "

« On était la première année où on était beaucoup de meufs dans la promo : 4 filles pour 13 garçons environ. Les remarques sexistes, ça a commencé en stage. Mes deux premiers stages ne se sont pas bien passés. Déjà à l’embauche, quand t’appelles et que t’es une femme, on te fait passer un entretien, alors que les mecs c’est juste : « OK, vous êtes pris en stage ». Moi, j’adore la mode, j’adore me maquiller, donc je me présentais en entretien maquillée et bien habillée. Des remarques sexistes, oui, j’en ai eu beaucoup. », raconte-t-elle. « En première, je n’ai même pas fini mon stage. T’es là, t’es mal à l’aise, on te regarde… On me disait : « fais des plinthes ». Je faisais des plinthes. Pourquoi ? Parce que quand tu fais des plinthes, tu te mets à quatre pattes. Et derrière, on me disait : « Te mets pas à quatre pattes, c’est comme ça qu’on tombe enceinte. » »

À l’époque, Valentine a 16 ans. « Je n’étais pas armée pour faire face à ça. » confie-t-elle. « Dans ce métier-là, il faut constamment faire ses preuves. J’ai parfois dû montrer à mes collègues que je pouvais monter des charges de 15 à 20 kilos au deuxième étage, alors que j’aurais simplement pu demander de l’aide. Mais je devais faire mes preuves, parce que j’étais la fille. Maintenant, on me laisse tranquille. Les gens savent que je travaille bien. Je fais de la manutention seule, je peins des plafonds seule, je monte des échafaudages seule. »

À 18 ans, diplômée, elle se met à son compte. « Après ça, heureusement, j’ai fait un autre stage, avec un super patron, ça s’est très bien passé. Mais j’ai décidé que je ne travaillerais plus jamais pour personne. »

" T'es toute seule ici, on est DIX pélos. "

Sur les chantiers, il faut parfois gérer les hommes, les insultes et les violences sexistes. « Un collègue m’a sorti un jour : « Tu suces après la sodomie ? » Comme ça, sur un chantier. », se rappelle Valentine. « Le pire, ça a été avec un plombier. J’étais à genoux, par terre, en train de faire mes bas de murs et je sentais qu’il me regardait, qu’il était insistant. Moi, j’ai une grande gueule. Je lui ai dit : « T’as pas de travail à faire ? » Et là, le mec me répond : « T’es une femme, t’es toute seule ici, on est dix pélos. Tu vas faire quoi ? » », raconte-t-elle, avant de préciser : « Mon métier, je l’adore. Mais je ne suis pas capable de bosser sur de gros chantiers, de grosses résidences, où il y a 80 bonhommes. Là-bas, quand t’arrives, t’es une bête de foire. Tu peux être sûre que ça va essayer de trouver mon compte Facebook pour m’envoyer des messages. 

Valentine se sert de TikTok et Instagram pour faire connaître son travail et, pourquoi pas, inspirer d’autres femmes. « Aujourd’hui, je veux montrer aux gens que oui, je suis peintre, j’adore mon métier et, surtout, je réussis. Moi, je ne me laisse pas faire, j’ai une grande gueule. Et je me blinde. Après, ça fait sept ans que je bosse, et je vois que les mentalités changent. Vraiment, c’est en train de changer. »

" T'es qu'une femme "

Selon les données de la Fédération française du bâtiment, les femmes ne représentent que 12 % des effectifs dans ce secteur. Mais la sous-représentation des femmes et la difficulté pour celles-ci à évoluer sur les chantiers ne lui sont pas propres. Elles ne dépendent pas non plus du niveau d’études.

Julia a 26 ans, elle est ingénieure en mécanique industrielle. Pendant ses études aux Arts et Métiers, elle constate que bien peu de femmes sont inscrites dans la prestigieuse école d’ingénieur.e.s. Elle s’engage alors avec l’association « Elles bougent » et intervient dans des lycées pour présenter sa formation et inciter les filles à s’y intéresser.

Aujourd’hui, Julia est salariée et travaille dans l’aéronautique. Elle se rappelle d’une expérience en stage, dans l’automobile : « Un mec m’avait dit texto : « Ouais, toi t’es ingénieure de rien du tout, t’es qu’une femme » Ça m’avait vraiment choquée, je me souviens que j’avais fini en pleurs dans le bureau du chef d’équipe. C’était vraiment horrible. J’avais eu peur, en fait. Rien que d’en reparler, là, ça me secoue un peu. Et au final, j’ai appris un an plus tard que le mec avait été viré pour violences. Depuis, je n’ai pas été embêtée. Je ne dirais pas qu’il n’y a rien, des fois il y en a qui font des petites blagues, moi j’ai pris le parti de ne pas y faire attention. De ne juste pas réagir, en fait. »